Je sais que le terme culture du viol fait tiquer quelques uns, mais il faut comprendre que c'est un terme issu des études féministes, et donc compris dans le grand cercle des études sociologiques. En sociologie, la culture a une définition particulière qui est différente de celle qui est généralement admise par tous (ensemble des connaissances ou des acquis de l'être humain).
La culture, au sens sociologique du terme, c'est ce qui distingue une société d'une autre. Michel de Certeau avait une belle expression pour résumer la chose, il disait: "les arts de faire". La façon de cuisiner, la façon de parler (les fameux accents), les sports nationaux, les goûts culturels... Toutes ces choses sont englobées par le terme "culture", qui peut être défini comme "l'ensemble des structures sociales et des manifestations intellectuelles, artistiques, religieuses qui définissent une civilisation, une société par rapport à une autre".
L'expression culture du viol doit être comprise dans cette définition de la culture, c'est à dire une culture qui, dans ses discours dominants, normalise, tolère, banalise ou trivialise le viol ou la violence de nature sexuelle. C'est donc une culture qui n'a pas mis en place un système suffisamment cohérent de stigmatisation, de dénonciation et de prévention de la violence sexuelle, c'est-à-dire une culture au sein de laquelle il est possible de banaliser la violence sexuelle sans que cela ne soit systématiquement condamné. Certaines sociétés ont une culture du viol beaucoup plus agressive (c'est le cas des sociétés où il est normal de violer quelqu'un pour le punir et/ou le guérir de son orientation sexuelle, ou des sociétés où il est normal de ne pas demander le consentement d'une femme avant l'acte sexuel puisque la femme doit obligatoirement se conformer au désir de l'homme, par exemple), mais la culture nord-américaine n'est clairement pas blanche comme neige à ce sujet.
La banalisation de la violence sexuelle, c'est:
- Quand on fait des blagues qui impliquent des propos dégradants ou violents sexuellement et qu'on se dédouane de la portée de nos paroles sous le couvert de l'humour
- Quand on utilise un vocabulaire sexuel pour valider une relation de pouvoir, même quand c'est à la blague ou avec l'intention de rigoler (parce non, dire "t'es ma pute" à son partenaire, ça n'a rien d'anodin)
- Quand on dit aux femmes quels vêtements porter et quels endroits éviter, parce qu'on suppose qu'elles portent au moins une partie du fardeau de l'agression sexuelle quand elles sont victimes (rappelez-vous la délicieuse discussion qu'on a eu ici au sujet de Lara Logan...)
- Quand on blâme des victimes d'agression sexuelle pour leur agression, parce qu'elles n'auraient pas dû suivre leur agresseur (c'est ce que Gilles Proulx disait de la petite fille battue et laissée pour morte, ça et le fait qu'elle était une petite charrue, notamment), parce qu'elles n'auraient pas dû avoir des contacts intimes avec une personne tout en lui refusant son consentement sexuel parce que c'est jouer avec le feu (voir plus haut dans cette même discussion), parce qu'elles n'auraient pas dû laisser leur verre d'alcool sans surveillance, etc.
- Quand on oblige les jeunes victimes de viol collectif à changer d'école parce qu'on n'a pas le courage de prendre les mesures disciplinaires qui s'imposent à l'égard des agresseurs et qu'il est plus simple de déplacer la victime que les 5-6-7-10 gars qui lui sont passés dessus juste parce qu'elle était passed out
- Quand on banalise les violences sexuelles faites en prison parce qu'on considère que le viol fait partie des éléments dissuasifs face à l'incarcération/parce qu'on pense que c'est le prix à payer pour avoir commis un tout autre crime
- Quand on prétend que les travailleurs du sexe ne peuvent subir de violence sexuelle puisque que c'est leur job d'échanger des faveurs sexuelles contre de l'argent, ou quand on refuse d'endosser des projets de loi permettant aux travailleurs du sexe d'offrir leurs services dans des endroits où ils sont en sécurité parce qu'on refuse de reconnaître qu'il s'agit d'un vrai travail
- Quand on considère que la violence sexuelle ne peut exister entre conjoints ou époux et qu'une agression sexuelle à l'intérieur d'une relation conjugale n'est qu'un peu de sexe "à la dure"
- Quand les activités d'intégration dans les universités sont truffées de mises en scène pour reproduire des discours sexuels de hiérarchisation ou de domination, comme les Pimps et les Putes Zèbres de Comm-UQAM, et qu'on taxe les gens qui dénoncent ces pratiques de coincées ou de mal-baisées parce qu'il n'y a rien de mal à établir des rapports sexuels de domination entre des gens qui ne se connaissent même pas (mettons...)
- Quand on examine l'histoire de Woody Allen et de sa fille adoptive, Dylan, et qu'on écrit un article pour dire qu'il est impossible que Woody Allen ait agressé sa fille dans un petit grenier fermé puisqu'il est claustrophobe (et qu'on considère avoir ainsi sauvé les meubles et qu'il n'y a plus lieu de penser à cette histoire)
- Quand on banalise la violence verbale ou psychologique à caractère sexuel pour la simple et bonne raison qu'elle ne mènera jamais à la violence sexuelle physique (c'est arrivé ici même, dans cette discussion)
Des choses qui arrivent quotidiennement, pour lesquelles nous sommes tous capables de nommer un exemple, et qui ne nous apparaissaient même pas comme un symptôme de la culture du viol tellement elles sont répandues et tacitement acceptées par le discours dominant (n'est-ce pas que vous n'aviez jamais pensé qu'il fallait dénoncer les violences sexuelles vécues en prison?).
Le mot culture vous dérange, soit, mais il est approprié pour décrire un ensemble de traits culturels qui émergent de notre société et qui la caractérisent.
Ce qui est bien avec la culture, cependant, c'est qu'elle définit un ensemble d'individus, pas les individus à proprement parler. Personne n'est obligé de consentir à la culture du viol, ni n'est obligé d'y prendre part. Mais il faut quand même commencer par prendre conscience qu'elle existe....