J'avais 16 ans lors du premier jour de ma vie. C'était durant une visite du forum. Un simple post suffit à me changer, définir mon identité.
Le forum en était encore à ses débuts, deux-trois mois de l'ancien nouveau tout au plus. Un peu après l'affaire La Fille, un peu avant Montre-moi tes boules, le cosom pis toute. Le message était, en fait c'était le message initial d'un sujet. Le titre:
Y FAUT QUE J’ÉCRIVE PLUS
Le contenu était une image. Des hommes souriant qui dansent. En dessous on pouvait lire:
AAAAAAAAH AAAAAAAAAAH AHHAHAHAHSHAGBVHDASAVHJBJVBHJS BLOU BLOU BOUM BANG.
C'est la nature même du monde. Le cheval, la vigne, tout existe pour son devoir, son dessein. Celle des humains est d'être là pour son prochain. C'est le propos principal de Marc Aurèle dans ses Méditations.
On peut réduire la condition humaine à deux êtres ensembles. Deux frères. Deux amoureux. Des humains en guerre ou en paix. Pro Skub ou anti Skub.
Dans cette image je reconnu Octavio Dotel et Vinny Castilla, deux joueurs pour le club de balle des Astros de Houston. Ils célèbrent après avoir remporté un match ultime en séries éliminatoires. Le pouvoir de l'image sur moi était indéniable. Pour la première fois de ma vie je me sentais connecté au reste du monde.
J'ai ajouté ce sujet à mes favoris et chaque jour j'y retournais. Mon navigateur ne supportait pas les onglets encore, sinon il aurait eu droit à une place permanente.
Octavio a une canette de bière à la main. Il est en harmonie avec son coéquipier. Y FAUT QUE J’ÉCRIVE PLUS.
Ça revenait toujours à ça. Quel était ce besoin d'écriture? Pourquoi?
La casquette à l'envers, Vinny porte un bracelet dont la mauvaise compression d'image empêche de bien le lire. Y FAUT QUE J’ÉCRIVE PLUS.
Puis je m'en souviens encore, la première fois où je me suis demandé: mais qui doit écrire plus? Celui qui a parti le sujet. Alors je regarda au delà de cette image qui prenait toute mon attention pour déposer mon regard à gauche du rectangle reservé au message.
jesuisunpoilDonc il y avait deux joueurs de balle qui dansent et jesuisunpoil.
Le nom était mystérieux. Je devais en apprendre plus. En fait à l'époque je ne savais pas le nom des joueurs encore. Je suis allé à la bibliothèque pour utiliser internet (je ne voulais pas dépasser mon data cap) afin de chercher l'image de tous les joueurs des Astros pour reconstruire le puzzle.
La bibliothèque de Pointes-aux-Trembles était fraichement neuve, en face du parc Clémentine, à côté du buffet Wally, fier restaurant vestigial à tradition Tiki. Petit frère du jardin Tiki, maintenant les deux longtemps disparus.
L'ancienne bibliothèque était d'une vestuté, on s'y rendait en pénétrant dans une porte de sortie de l'aréna puis en parcourant un labyrinthe de corridors à la vue sur les patinoires. Les murs étaient en gros bloc de béton, sans vue sur l'extérieur. C'était un placard avec un bruyant éclairage de néons. Relégué aux oubliettes dans la dernière parcelle d'immeuble municipal restante.
La nouvelle n'avait pas ce problème. Ses murs de fenêtres offraient le spectacle des terrains de balle du parc Clémentine. Baseball, encore.
Octavio Dotel. Vinny Castilla. jesuisunpoil
Y FAUT QUE J’ÉCRIVE PLUS
Ce sujet est un miracle de la création. Les éléments parfaitement alignés. Comme un Big Bang parfaitement orchestré, juste assez de chaque particule élementaire pour produire un univers stable, cohérent. Du nul, de rien, du gaz, des roches, la vie. Et si c'était le dessein propre de l'univers de créer ce sujet?
Encore chaque fois où je regarde ce sujet je vois la perfection.
Ça ne pouvait pas être un accident. Qui était ce jesuisunpoil?
Beaucoup d'autres recherches et d'engineering social plus tard, j'appris qu'il était un jeune adolescent banal de St-Amable, capitale de la patate de la rive-sud. Impossible, il devait y avoir quelque chose de plus, un philosophe réincarné, un chercheur de la kératine, n'importe quoi. J'étais encore naif.
Y FAUT QUE J’ÉCRIVE PLUS
Le mur blanc, le plancher brun, la bande bleue, le téléphone, la posture un peu penchée, la casquette à l'envers. Tous les éléments sont parfaits.
Souvent pour passer le temps je m'amusais à remplacer des parties de l'image par autre chose dans ma tête. La canette de bière devient un Zapper NES deuxième édition orange. Les hommes ne portent pas des souliers à crampons mais des presses à paninis.
Ça marche quand même. Peu importe la substitution, ça marche. Je ne sais pas comment l'expliquer. À l'époque je me suis dirigé en sciences pures au CÉGEP afin de pouvoir mieux comprendre le ratio d'or, les constantes de Feigenbaum et tout ce qui touche à la commensurabilité, dans l'espoir vain de comprendre ce phénomème.
Ça ne pouvait pas être une coincidence. jesuispoil devait être un génie. N'est-ce pas propre aux véritables génies de réaliser leur chef-d'oeuvre définitif dès un jeune âge? jesuisunpoil avait 14 ans. Plus jeune encore qu'Euler, Galois, Abel, Ramanujan, Taniyama.
Je faisais fausse piste. jesuisunpoil n'était pas l'auteur de la photographie. L'étude de l'image seule était un cul-de-sac. L'oeuvre consiste de l'ensemble. Heureusement, à ma dernière année de CÉGEP une coincidence inouïe me ramena sur le bon chemin.
En allant prendre l'autobus pour rejoindre des amis un après-midi d'été, j'ai vu une fillette à un stand de limonade au coin de la rue. Je ne la connaissais pas, elle devait être de la famille qui a acheté la maison en vente.
Il n'y avait personne au stand, elle s'occupait à dessiner quelque chose. J'ai jeté un coup d'oeil au dessin en passant. Deux hommes jouaient au baseball. Soit, c'était des figures très approximatives mais on pouvait reconnaitre le bâton et la balle à leurs mains. Une bulle au dessus d'un des bonhommes disait: "CALISS QUE JE TE HAIS LE SOCCER".
C'était comme si j'avais déjà vu une telle scène, c'était étrange. Où cette petite fille a-t-elle trouvé cette idée? Ça sonnait comme du jesuisunpoil. Je pensa qu'elle devait être une lectrice du forum, c'était big à l'époque. Oubliant mes autres obligations, immédiatement je retournai à la maison. Je cherchai le forum en vain, à la recherche du message que la fillette a dû reproduire. Recherche suçait trop, je m'aventurai à lire l'entièreté du forum jusqu'à ce que je m'endorme.
Le lendemain en me réveillant affaisé sur le bureau de mon ordinateur, je vis un nouveau message de jesuisunpoil: "CALISS QUE JE TE HAIS LE SOCCER". La fillette avait prédit le prochain message de poil?! Je me précipita à sa rencontre. Il n'y avait pas de stand de limonade. La porte de la maison, barricadée. Une pancarte À VENDRE sur la pelouse en lieu de l'entreprise fruitière. Le bruit du traffic étouffait mon silence.
C'était le deuxième jour de ma vie.
Élevé dans le Christianisme, le rejet de celui-ci à l'adolescence a créé un vide. Mon choc avec l'absurde a été brutal. Même encore, j'ai toujours ce processus dans le fond de mon cerveau qui cherche un sens à tout. Que je flirte avec l'existancialisme ou le stoïcisme n'y change rien.
Je suis toujours à chercher ce sens malgré moi. Incapable de me satisfaire de la condition humaine. Je peine à apprécier une production artistique si elle ne titille pas cette quête viscérale. Je creuse là où il n'y a rien.
Ce sujet, quand je le regarde, je vais plus loin que simplement comprendre que le concept de sens à la vie ne fait pas de sens. Je le réalise, je le deviens. La partie de baseball est terminée et je fête. C'est la seule chose qui m'appaise. C'est toujours là que je reviens à mes grands besoins.
"Y FAUT QUE J’ÉCRIVE PLUS" - mais quoi exactement? Ça n'a pas d'importance. Il faut vivre plus. Regarde les, la partie est terminée depuis maintenant des années, tout ce qu'il reste est ce testament d'une célébration pour une cause déliquescente.
Je me surprends toujours à trouver une nouvelle façon d'analyser cette oeuvre après tout ce temps. J'ai longtemps cru que le baseball était une piste à suivre pour mieux comprendre. J'ai étudié ce sport sous tous les angles. Je me suis laissé embarquer dans la folie de la partisanerie, l'euphorie de la foule, le tribalisme.
J'ai visité Cooperstown, traversé l'étendu américain pour y voir des matchs dans les grandes comme les petites villes. Franchi l'océan Pacifique pour comprendre comment ce sport se pratique là où le soleil se lève. J'ai vécu un an sous prétexte d'aide humanitaire parmis les plus démunis en République dominicaine, où les enfants passent le temps à frapper des boules de déchets en cuir avec des bâtons.
J'ai parcouru les modélisations sabermétriques avant même que le terme existe. J'ai reproduit l'ensemble complet des matchs professionnels depuis 1867 dans une machine de Turing et en laissant le système continuer comme un automate cellulaire à la jeu de la vie de Conway dans l'espoir vain de trouver des propriétés universelles émergentes.
Tout ceci ne m'a rien donné. Le baseball n'a rien à y voir. Après avoir tout épuisé les angles de recherche j'ai commencé le processus inverse, à déconstruire. C'est moi qui a projeté le baseball sur l'image. J'y ai introduit mon biais, puisque je pouvais y appliquer ma connaissance du contexte. Pourtant, il n'y a pas de bâton, balle ou gant sur l'image. Un nouveau né à qui on montrerait cette image ne dirait pas "baseball".
C'est comme ça que j'ai découvert que je devais laisser tomber mes constructions, mes bagages. Observer comme un nouveau né. Ne rien assumer, toujours découvrir. Absorber l'essence originelle des choses.
Qu'est-ce qu'un nouveau né dirait devant cette image?
AAAAAAAAH AAAAAAAAAAH AHHAHAHAHSHAGBVHDASAVHJBJVBHJS BLOU BLOU BOUM BANG
Nous étions aveugles tout ce temps. jesuisunpoil est sorti de la caverne de Platon et nous vomit les merveilles du monde intelligible directement dans la yeule.
Je n'ai plus besoin d'analyser en vain les ombres bigarrées sur la caverne de l'existance.
34 ans, vingt-six, presque dix.
Patrick est mort en 2012.
Je suis quelque part au dessus de la Russie, toi aussi mais pas au dessus.
Le petit bureau fermé qui sent le plastique et la vieille cigarette.
Le stationnement du Steinberg en pente avec la bande pour piéton bizarre.
La tendreté parfaite des nouilles.
La réponse du rally était les pylônes rouges et blancs en face de la pépinière.
Je n'ai plus de souvenir.
Qu'un catalogue d'images, portraits d'événements où j'étais peut-être présent.
L'humanité va finir par maitriser l'étendu de l'univers visible.
L'Homme va exister dans l'éternité qui s'achève en accélérant.
Ce ne sera même plus des humains.
Un mélange de synthétique et différentes lignées Sapiens.
Ils vont se connecter au flux universel et accéder aux archives du début de l'âge de l'information. Dans cent mille ans.
L'enfant du futur va tomber sur Y FAUT QUE J’ÉCRIVE PLUS.
Il va sourire, comprendre, transcender.
Il va vivre les mêmes émotions que toi et moi en ce moment et ce même si on est incapable de commencer à imaginer toute forme de bijection entre notre identité et ce que sera cet être.
Cet enfant c'est toi, c'est moi.
Il tient sa canette à bout de bras.
En dansant.