J'ai lu le fameux livre de Pulman sur les changements sociaux aux États-Unis depuis les années 50, Bowling Alone.
Le livre date de 2000. C'est un ouvrage académique dense qui prend soin de détailler et vérifier tous les faits qu'il avance. Beaucoup de son contenu a été repris depuis. Ce que je pensais que le livre traitait de:
* les gens sont plus seuls maintenant (ils vont au bowling tout seul)
* la société est plus individualiste qu'elle était?
* quelque chose à propos du troisième lieu?
Ok, mes idées étaient pas mal vagues et pas vraiment abordées dans le livre pantoute au final.
Qu'en est-il véritablement?
En voici un super condensé, style power point.
Il y a quatre sections dans le livre:
1) Tendances en matière d'engagement civique et capital social
2) Pourquoi?
3) Pis après?
4) Qu'est-ce qu'on peut faire?
La première partie est une énorme décharge de chiffres et d'études. Avant même d'énoncer une quelconque thèse, Pullman y va d'une suite exaustive de données provenant de sources multiples.
Il y a plus d'analyses après.
I
Comment approcher la réflection sur le changement social
Par analogie avec la notion de capital physique et humain, les outils et l'éducation qui améliorent la productivité individuelle, l'idée centrale du capital social est que les réseaux sociaux (de gens, pas les sites webs) ont une valeur. Un marteau ou un diplôme universitaire augmente la productivité tout comme les contacts sociaux affectent la productivité des individus et du groupe.
Le capital social réfère à la connection entre les personnes, le réseau qui en est créé ainsi que la norme de réciprocité et de confiance qui en découle. Une société pleine de gens virtueux mais isolé n'est pas nécessairement riche en capital social.
Une personne bien connectée dans une société mal connectée n'est pas aussi productive qu'une personne bien connectée dans une société bien connectée. Le capital social a des externalités. C'est à la fois un bien public et privé.
Le capital social peut être dirigé vers des buts malveillants ou antisociaux comme n'importe quelle sorte de capital. Il est important de se demander comment les aspects positifs (support mutuel, confiance, coopération) du capital social peuvent être maximisés par rapport aux négatifs (sectarisme, ethnocentrisme, corruption).
Le défi d'étudier un climat social qui évolue: on sait exactement l'information qu'on aimerait rechercher mais on ne peut aller dans le passé faire les études appropriées. Il faut faire avec ce qui existe déjà.
Tous les résultats cités dans ce livre se basent sur un ensemble de données. Il y a 100 pages en annexes dédiées à la méthologie; les meilleures sources, les pièges à éviter, les données manquantes. Un échantillon est toujours imparfait. Plusieurs échantillons avec des imperfections différentes procurent de la meilleure information.
Les résultats d'analyses sont plus nuancés que ce résumé.
On commence par dresser le portrait actuel (1999) de la situation aux États-Unis.
II
Participation politique
Depuis les années 60:
* Les connaissances civiques (nom des élus, etc) est resté stable
* Les gens discutent autant de politiques entre eux ou démontrent de l'intérêt envers les élections présidentielles
* 10% moins fréquent d'écrire au Congrès
* 15% moins fréquent de se présenter à une élection
* 25% moins fréquent de voter
* 35% moins fréquent de se présenter à une assemblée
* 40% moins engagés dans les partis politique ou quelconque organisation civique
Très peu du déclin dans le taux de vote est attribuable au changement individuel, tout est pratiquement générationel.
Le capital financier (comme le marketing de masse) a remplacé le capital social (mouvements populaires de citoyens) comme monnaie du royaume politique.
Plus une activité dépend de l'action des autres, plus on remarque un déclin de participation.
On peut se demander si cette tendance découle de l'aliénation et la perte de confiance envers la classe politique.
Selon un sondage de 1966 fait pendant la période la plus intense des manifestations contre la guerre du Vietnam, 34% des Américains étaient d'accord avec l'énoncé suivant: "the people running the country don't really care what happens to you."
Cela contraste avec la même question sondée en Décembre 1997, après deux générations de paix et prospérité, où 57% des gens étaient d'accord.
Il faut comparer avec la participation civique pour voir si la situation avec le monde politique est spéciale. La participation civique peut être observé en 3 catégories: communauté, église, travail.
III
Participation civique
Le nombre d'organisations à but non lucratifs est passé de 10'299 à 22'901 entre 1968 et 1997. Mais le nombre médian de membres dans les organisations est passé de 10'000 à 1'000.
Ces nouvelles organisations devraient être considérés comme des organisations tertiaires. Pour la majorité des membres, la seule implication avec le groupe consiste à écrire un chèque ou lire des bulletins d'information. Le lien entre deux membres de la NWF ou NRA est équivalent à celui entre un fan des Yankees à New York et un à Seattle; ils partagent un même intérêt mais ils ignorent l'existence de l'autre.
La plupart des chiffres sur les habitudes de gens proviennent de l'analyse de time diaries et agendas à travers les années.
On remarque les points suivants:
* Socialisation avec amis et connaissances: baisse de 10%
* Devenir membre d'un club: baisse de 20%
* Présence à l'église: baisse de 20%
* Le taux de participation au PTA: passe de 50% à 15%
* Participation active dans les clubs et groupes civiques: baisse de 50%
Tout le déclin est attribuable au remplacement générationel. Chaque nouvelle génération investit moins de temps dans la participation civique. C'est le cas pour tous les niveaux d'éducation et de classes sociales.
Beaucoup de gens continuent de s'afficher comme membre de plusieurs organisations mais la plupart ont cessé d'y consacrer du temps.
IV
Participation religieuse
La même tendance est observable pour la participation à la vie religieuse. Chaque nouvelle génération y participe moins.
La part de la population entièrement déconnectée de la religion organisée a augmenté. La part qui est très active est resté stable.
Il y a plus de religions et de dénominations maintenant, mais elles sont moins actives avec la communauté extérieure. Les nouvelles religions sont plus proche du clientèlisme et demandent moins de participation de leur membres.
En 1965, la personne moyenne consacrait 1h37 par semaine à des activités de culte. En 1995 c'était 1h07.
V
Relations au travail
Le taux d'adhésion syndicale est environ 50% de qu'il était lors du sommet de 1950-1970.
Mais le taux d'adhésion seul ne veut pas tout dire. L'implication syndicale a aussi changé. Les syndicats sont maintenant vu comme des négociateurs plutôt qu'un mouvement social.
Est-ce que le déclin syndical découle simplement d'un changement de l'économie (moins de manufactures, cols bleus)? Partiellement, la moitié du déclin y est attribuable.
Le problème avec l'adhésion syndicale n'est pas à propos des valeurs syndicales mais du concept de joindre un groupe. Les jeunes travailleurs sont plus individualistes.
Le capital social sous la forme d'organisations sur les lieux de travail n'a pas augmenté pour compenser pour le déclin du capital social au niveau politique, civique et religieux. Un changement plus subtil est apparu: lorsqu'on analyse le réseau social des gens, 90% des connexions découlent du travail. En contraste, lorsqu'on demande au même gens leurs meilleurs relations, les voisins sont les plus nommés.
VI
Les liens informaux
L'Américain moyen de 1999 consacre 33% moins de temps à la socialisation informelle que 30 ans avant.
Les quilles sont le sport le plus populaire du pays. 91 millions de personnes ont joué au moins une fois en 1996. 25% plus que le nombre de voteurs à l'élection présidentielle de la même année.
La participation aux ligues de quilles a dégringolé suivant la même tendance que tout le reste jusqu'à maintenant: croissante rapide entre 1945-1965, stagnation jusqu'à 1970 et longue descente depuis.
La baisse dans la socialisation informelle concerne les conversations autour d'un repas, les visites chez des amis, discussions avec les voisins. Il y a une croissance envers regarder (sports, musique) au détriment de faire les même activités.
Est-ce que cette baisse de socialisation avec nos voisins et amis affecte aussi le niveau d'altruisme envers ces même personne?
VII
Altruisme, bénévolat
En ce qui concerne le capital social, on doit différencier entre faire quelque chose pour les autres et faire ces mêmes choses pour les autres en groupe. Faire des choses pour les autres tout seul est noble mais ne fait pas parti du capital social.
Le montant des dons en pourcentage du revenu suit la même tendance que le reste. Pour le bénévolat c'est plus complexe. Il y a un déclin marqué sauf pour les 25 ans et plus jeunes où c'est stable.
Pourquoi??
Pour considérer une cause, même partielle au mystère du déclin du capital social, elle doit passer ces questions tests:
1) Est-ce que l'explication est corrélée avec le capital social?
Par exemple, la quantité de femmes qui travaille à temps plein a augmenté en même temps que le déclin du capital social, mais si les femmes travailleuses ne sont pas moins engagées dans la communauté que les femmes au foyer, ça n'a pas d'importance.
2) La corrélation est-elle fausse ?
3) Est-ce que la corrélation va dans le bon sens?
Les personnes qui déménagent souvent ayant un réseau social plus faible est seulement une explication plausible s'il y a plus de gens qui déménagent qu'avant.
4) Est-ce que l'explication est le résultat et non la cause?
Pullman trouve les responsables suivant:
Non concluant:
* La croissance de l'état providence
* La révolution des droits civiques
* Les changements de structures et d'échelles dans l'économie (les chaines de magasins, la globalisation)
Concluant, avec apport approximatif:
* 10% La pression du temps et de l'argent, les familles où les deux conjoints travaillent
* 10% La banlieusardisation, les longs temps de voyagement
* 10% La télévision et divertissements solitaires
* 15% Les changements générationels relatifs à la télévision
* 35% Les autres changement générationels, remplacement de la génération de la Deuxière Guerre mondiale avec ses enfants et petits-enfants
* 20% Autres raisons inconnues
Pis après?
Le capital social s'avère très important pour avoir une société qui fonctionne bien.
Le capital social est bénéfique pour les communautés et l'individu.
Les normes sociales et les réseaux sociaux favorisent la résolution collective de problèmes.
Le capital social huile la roue qui permet le progrès des communautés sans violence.
Le capital social renforce la notion que nos destins sont liés.
Le capital social est mesuré par un aggrégat de 14 données dont:
* La participation dans un comité local dans la dernière année
* Le nombre moyen de membres dans des groupes sociaux
* Le pourcentage de votes aux élections
* Le nombre moyen de bénévolats l'an dernier
* Être d'accord avec: "Je passe beaucoup de temps avec ma famille"
* Le nombre moyen de visites reçues au domicile dans la dernière année
* Être d'accord avec: "Je fais confiance à la plupart des gens"
* Être d'accord avec: "La plupart des gens sont honnêtes"
Le capital social est un indicateur aussi important du succès d'un enfant (finir son secondaire 5 et ne pas avoir de casier judiciaire) que son niveau de pauvreté.
Le taux de criminalité est plus faible dans les voisinages à plus haut taux de capital social.
Le capital social est bon pour la productivité économique. C'est un élément facilitateur de l'innovation, le partage des connaissances et la productivité.
La moitié des emplois sont obtenus avec l'aide de son réseau social.
Le taux de présence à l'église est le plus fort élément prédicteur du taux d'emploi chez les gens pauvres, même chez les non croyants.
Les liens sociaux et intra-organisations sont aussi importants pour le succès et la progression professionnelle que l'éducation et l'expérience.
La longévité et la satisfaction de vie sont plus élevées dans les endroits à haut capital social.
Les gens sans capital social sont plus enclin à l'extrémisme politique. Pullman prédit que la baisse de participation directe avec les délibérés politiques cause cause des réactions plus agressives et moins pondérées. Il appelle le phénomène faire de la politique à distance.
Les gouvernements sont plus efficaces lorsqu'il y a plus de capital social. Les gens sont moins cyniques et plus enclin à payer leur part. L'honneur et le civisme sont plus présents.
Qu'est-ce qu'il y a à faire?
Pullman réfère à la Gilded Age (1865-1901) et l'ère progressiste (1901-1929) aux États-Unis. Il avance que le pays est actuellement à un point similaire qu'il était à la fin de la Gilded Age. Les réformes adoptées à l'époque ne sont pas appropriées pour résoudre les problèmes actuels, mais le sens pratique et l'idéalisme de l'époque devrait être une inspiration.
Les institutions de la société civile ont été formés entre 1880 et 1910. Elles perdurent depuis plus de 100 ans.
De la même façon que les gens de l'ère progressiste ont choisi le chemin plus ardu de l'innovation sociale au lieu de quitter les villes et retourner à la ferme, la réponse au déficit actuel de capital social n'est pas de se dire que tout était mieux dans les années cinquantes et renvoyer les femmes dans les cuisines en fermant les téléviseurs. La nostalgie réactionnaire n'est pas la solution.
Pullman réclame une ère de réinvention civique. Le défi est d'inventer l'équivalent pour le 21e siècle des Scouts, des parcs publics, des PTA ou du club des Lions.
Pullman y va avec des lignes directrices très générales plutôt que des listes d'actions spécifiques. Recréer le capital social n'est pas simple. Il faut à la fois augmenter l'offre et la demande. C'est une tâche pour une nation et une décennie. Pas pour un sociologue seul.
C'est à la fois un problème collectif et individuel. Les réformes institutionnelles ne peuvent pas marcher si les individus ne sont pas désireux de se reconnecter avec familles, amis et voisins. La multiplication des pique-niques comme directive principale pourrait sembler absurde et simpliste, c'est pourtant le type de comportements efficaces qu'il faut trouver comment encourager.
Pullman cible six sphères où il faut particulièrement s'attarder au niveau collectif.
1)
Améliorer l'éducation civique. Pas seulement "comment les lois sont produites" mais aussi "comment participer dans la vie publique et la communauté".
Le service communautaire renforce le muscle civique des participants.
La participation dans les activités parascolaires aussi.
Réduire le nombre de méga-écoles et créer de plus petites écoles dans les écoles.
Hors de l'école, les jeunes n'ont pas besoin du brocoli civique mais une version moderne de la combinaison de valeur et de plaisir du Scoutisme.
2)
Prendre moins de temps pour le voyagement et plus pour parler avec ses voisins.
Plus de zonage mixte, de rues piétonnes et d'espaces publics.
Moins d'étalement urbain.
3)
Les églises sont une bonne source de capital social pour créer des liens mais moins pour créer des ponts.
Les fondamentalistes sont les seules religions sans déclin mais elles sont aussi les pires pour s'intégrer dans la communauté. Il faut trouver un moyen d'intégrer toutes les dénominations.
4)
L'industrie du divertissement doit trouver de nouvelles sortes de divertissements qui éloignent de son divan et rapproche de sa communauté.
Les communications virtuelles doivent servir à renforcir les liens dans l'espace viande plutôt que de les remplacer.
5)
Les arts sont une source de connections entre les barrières sociales conventionnelles.
On doit trouver de nouvelles façons d'utiliser l'art comme véhicule pour intégrer des groupes diversifiés.
6)
Plus de gens doivent participer à la vie publique dans les communautés, se présenter à des élections, participer à des réunions publics, servir dans des comités.
Des réformes pour réduire l'importance du capital financier dans le système politique.
Décentralisation en faveur de conseils de quartier.
Pullman termine ici, juste après nous rappeller qu'au niveau individuel, faire un souper entre amis et parler à ses voisins sont des gestes simples et puissants qu'on peut faire immédiatement. Toucher de l'herbe est le message à retenir.
Lire ça en 2024 n'apporte pas beaucoup de surprise. Le message a depuis beaucoup percolé un peu partout. Le livre démontre bien l'étendu des ramifications du capital social. La profondeur est la rigueur d'analyse reste très impressionnante même si lourde par moment.
Est-ce encore pertinent étant donné que ça traite de l'état des choses en 1999? Oui, la tendance a continué depuis 25 ans. Hors États-Unis il y a des différences mais la tendance reste similaire dans le monde occidental.
25 ans plus tard, les indicateurs de capital social ont probablement suivi la tendance et sont rendus pire qu'ils étaient. Les guerres de culture, l'extrémisme politique, les jeunes qui fourrent moins en sont peut-être des symptômes.
Au niveau sociétal, je n'ai pas connaissances de beaucoup de changement qui vont dans le sens des recommandations de Pullman.
Le changement de paradigme pour l'urbanisme se fait tranquillement.
Je ne pense pas qu'on a découvert le néo-Scoutisme ou des formes de divertissements moins individuelles.
Je ne sais pas ce qui se fait dans les écoles.
Je ne sais pas encore quoi tirer de tout cela.
Tout ce que j'ai un réel contrôle sur sont mes interactions avec mes proches et amis.
Est-ce que ça ve me donner envie d'aller à des réunions municipales?
Comment commencer à faire tourner la roue dans le bon sens?