Je ne me rappelle plus vraiment quand j'ai appris que L'Herbe bleue n'est pas une réelle autobiographie, mais ça m'avait fâchée et troublée aussi sur le coup. Il me semble qu'il y a eu d'autres exemples de ce genre, comme Au nom de tous les miens de Martin Gray et Max Gallo qui finalement reposait sur beaucoup d'épisodes romancés par Max Gallo (j'imagine qu'on peut s'y attendre de la part d'un romancier?) et même l'authenticité du journal d'Ann Frank, qui est souvent remise en doute, et dont on est certains que plusieurs passages ont été remaniés par Otto Frank. Bon, ceci dit, l'existence d'Ann Frank et les circonstances de sa vie étant néanmoins véridiques, on est plus dans le travail d'édition large, mais quand même...
À la base, toute lecture présuppose un pacte (de lecture) déterminant un certain nombre de conventions sur lesquelles repose la relation entre le lecteur et le livre. Si je choisis de lire un roman policier, par exemple, je vais m'attendre à ce que le récit soit constitué d'événements fictifs mais vraisemblables, et à ce que les ressorts de l'intrigue soient remontés par des personnages utilisant des techniques d'enquête, qu'elles soient, je ne sais, journalistiques ou effectivement policières. Si mon roman policier ne répond pas minimalement à ces codes, il est possible que je sorte insatisfait de mon expérience de lecture (surtout si mon choix était basé explicitement sur le type de conventions auquel j'avais envie de me confronter) et que je choisisse de ne pas tenter à nouveau l'expérience avec un même auteur (ou avec un livre du même genre).
Les autobiographies sont soumises à un pacte particulier, plus complexe, qui repose sur deux conditions essentielles à l'existence du genre autobiographique: la première, c'est que le "je" du récit autobiographique est toujours le "je" de la subjectivité de l'auteur, et la deuxième, c'est que l'auteur s'engage, à travers ce je qui lui est propre, à raconter sa propre existence dans un esprit de vérité et d'honnêteté qui lui apportera, en contrepartie, l'indulgence du lecteur, ou à tout le moins, un jugement équitable de ses fautes. Toute la pertinence du récit autobiographique repose sur le respect de ces conditions, en tout ou en partie. Évidemment, l'auteur autobiographique manipule constamment la vérité et respecte rarement le pacte à 100%, mais il peut toujours invoquer des problèmes de mémoire ou des libertés éditoriales pour s'en sortir. Il n'en demeure pas moins que plus il est fidèle au pacte autobiographique, plus il est crédible, et plus son récit acquiert de la valeur comme témoignage (historique, engagé ou autre).
Mon impression, avec les livres qui falsifient complètement le pacte autobiographique, en allant jusqu'à subvertir tout le paratexte du livre pour qu'il corresponde à celui du genre autobiographique, c'est que s'ils sont lus dans l'ignorance de cette falsification, le lecteur est en droit de se sentir floué lorsqu'il apprend la vérité. Il y a quelque chose comme l'impression d'avoir perdu son temps, d'avoir été manipulé, qui est très désagréable, surtout dans la mesure où en tant que lecteur, tu avais tenu ta partie du pacte, soit d'offrir un jugement équitable à l'auteur en regard des fautes avouées dans le récit. Dans L'Herbe bleue, le lecteur moyen va ressentir beaucoup de compassion pour la jeune fille, de l'empathie, de la tristesse devant ses difficultés, des sentiments qu'il ne développerait pas normalement pour l'existence d'un junky lambda dont on lui ferait le récit sans passer par le filtre du récit autobiographique. C'est une manipulation qui devient très personnelle et qui touche le vécu intime du lecteur, qu'il avait choisi d'exposer à la vulnérabilité en regard du pacte pour finalement se rendre compte que l'auteur n'a absolument pas usé de la même vulnérabilité que lui. Il y a de quoi être déçu en tant que lecteur, c'est sûr. Et comme Cibiou, dans le cas précis de L'Herbe bleue, je trouve que ça diminue énormément l'impact du livre. À partir du moment où on sait que l'auteure a transgressé le pacte autobiographique pour faire passer son message, quelle valeur peux-tu accorder à sa défense disant que le livre est constitué d'extraits de journal et de confessions de ses patientes? Comment peux-tu croire l'auteur dans ces circonstances? Personnellement, je trouve que ça invalide bien plus que l'engagement du récit autobiographique, dans ce cas ci.
Évidemment que si on entame la lecture en étant au courant du subterfuge, on peut choisir de lire le livre comme un simple récit et lui accorder une valeur intrinsèque à ses qualités narratives... mais on saura d'emblée qu'on n'est plus dans un pacte de lecture autobiographique, on sera ailleurs, et on jugera le livre selon les conventions qui nous semblent les plus importantes.