Les revendications de Caroline Dumas ont deux origines: le fait qu'elle ait été la première chef à Montréal à populariser le pudding chômeur à l'érable et à la crème (quand ta recette est devenue celle du Pied de cochon, il y a effectivement des chances que tu aies été une des premières à populariser cette variante, même si tu ne l'as pas inventée) et que quelqu'un essaie de s'attribuer son plat signature - parce qu'il semblerait que c'est le meilleur vendeur du Soupesoup depuis toujours; et le fait que la recette qu'elle a écrit ait été copiée mot pour mot sur plusieurs supports, attribuant la recette à Dany St Pierre. Les framboises ont probablement pas grand chose à voir là-dedans, sauf qu'elles lui ont mis la puce à l'oreille quand elle a vu la recette.
Il faut dire que la discussion originait de "comment crée-t-on une recette" et "peut-on vraiment créer quelque chose en cuisine". Ils en étaient à parler de la poutine inversée de Dany St Pierre, qui est vraiment comme une signature du restaurant Auguste, quand ils ont abordé le sujet. Dany St Pierre était super cocky en disant que oui, il avait fait enregistrer une dizaine de marques de commerce sur ses créations (dont la poutine inversée) et que c'était la seule façon de protéger sa création, parce que tu ne pouvais avoir de droits d'auteur sur une recette. Il disait quelque chose comme: "C'est très différent quand c'est le plat signature d'un restaurant, parce que ça doit être reconnu comme tel...". Si je comprends bien, Caroline Dumas considère que son pudding chômeur à l'érable est un plat signature des SoupeSoup, et elle a profité de l'occasion pour rappeler à Dany que ça ne l'a pas empêché de s'approprier sa recette.
Après, même si tu n'as pas de droits d'auteur sur l'idée de la recette et son mode d'emploi, à partir du moment où c'est imprimé dans un livre qui rapporte de l'argent à quelqu'un, je peux comprendre n'importe qui d'être en criss de ne pas au moins être crédité dans les sources. Tous les livres de recettes pour lesquels j'ai écrit mentionnent soit mon nom directement dans la recette (pour les livres collectifs), soit comme conceptrice dans les crédits in-folio quand je fais du ghostwriting. C'est un minimum, même si tu es payé à forfait, et c'est aussi dans la loi. Bref, il y a quand même un petit hic légal si la recette s'est retrouvée dans A taste of Québec avec le crédit à Dany St Pierre.
Maintenant, pour les plats signatures, on s'entend que les restos s'inspirent très souvent des plats des autres cuisiniers (j'ai un exemple en tête, quand le livre de Gabriel Rucker est sorti en 2013, je capotais sur les recettes du Pigeon - un resto pas mal chouette à Portland, OR - et j'en ai marquées plusieurs que j'aimais beaucoup, dont des ris de veau poêlés dans une sauce buffalo; un an plus tard, fourchette et moi sommes allés manger au Chien fumant, un de nos restos préférés à Montréal, et il y avait les fameux ris de veau buffalo... j'ai tout de suite reconnu l'idée, mais l'exécution, le plating et l'accompagnement étaient entièrement différents. ça, c'est de la "copie" normale en restauration). Par contre, il y a des plats qui deviennent tellement copiés que je pourrais comprendre le chef de trouver qu'on lui usurpe sa signature. Par exemple, des DIZAINES de restaurant ont au menu les pains à la vapeur du Momofuku de David Chang, avec la même garniture de flanc de porc braisé puis poêlé. Je l'ai mangé pas plus tard que dimanche dans un pop up avec menu cabane à sucre asiatique. Quand j'ai parlé à un des cooks, je lui ai demandé si c'était la recette du Momofuku (disponible en ligne et tout), et elle m'a dit que oui, c'était là qu'ils avaient pris l'idée. Ça va parce que David Chang est une grande gueule et je ne pense pas que beaucoup de monde dans l'industrie puisse douter de la paternité de cette combinaison (même si à la base, c'est une réinterprétation d'une classique chinois avec une touche coréenne), mais quand même, j'aurais apprécié qu'on le mentionne dans le menu, genre "bun Momofuku style with maple-glazed pork belly" (oui, le menu du pop up était en anglais), ne serait-ce que par souci d'intégrité. Moi, je l'aurais fait.
Après, je comprends que pour vous, un pudding chômeur puisse difficilement être un plat signature parce que ça ne réinvente pas la roue. Ça, je vous le donne, c'est pas le genre de plats signatures pour lequel je sortirais la croix et la bannière pour défendre un chef. Cela dit, si la perception de Caroline Dumas est que c'est un des plats qui a contribué à faire connaître le SoupeSoup, bien coudonc, elle a le droit de se sentir lésée.
Il y a des recettes tellement classiques qu'on les considère comme des "givens" (est-ce qu'il y a un mot pour ça en français?) en gastronomie, comme les fameuses sauces mères. Elles ont été "théorisées" par Carême, raffinée et remises au goût du jour par Escoffier et sont toujours enseignées dans tous les cursus de cuisine du monde. Sérieusement. Personne ne dit: ohh, regardez, j'ai fait une béchamel à la Marie-Antoine Carême! Les gens disent: j'ai fait une béchamel. C'est toujours la même chose. Beurre et farine en parts égales, on fait un roux, on ajoute un liquide laitier (du lait pour une vraie béchamel, de la crème pour une veloutine), on fouette, on attend que ça épaississe. On a une béchamel. Je me verrais très mal reprocher à quelqu'un de ne pas créditer sa source. Cela dit, sur mon blogue, j'ai écrit des instructions très détaillées pour faire une béchamel, un billet auquel je fais référence chaque fois que j'écris une recette qui demande ce type de sauce. Même chose pour ma méthode pour pocher les oeufs ou pour faire de la pâte à pizza. Je n'ai rien inventé de cela. Par contre, si quelqu'un copie mot à mot les instructions que j'ai écrites, avec les mêmes jeux de mots et les mêmes conseils, je vais être gossée en s'il vous plaît. Que quelqu'un s'approprie mon phrasé et mon ton personnel pour une recette classique, je trouverais ça injuste. En tant que conceptrice de recettes, mon "ton", c'est ma signature. Si tu te l'appropries, tu essaies de te faire passer pour moi, je n'aime pas ça. J'imagine que c'est un peu le point de Caroline Dumas.
Ok, je deviens bien trop volubile quand on parle de cuisine.