Comme plusieurs diront, le choix fut difficile. Je crois avoir trouvé de quoi qui me représente (ou plutôt, qui représente une variété de mes intérêts musicaux, et aussi une porte d'entrée vers ces intérêts et leurs expressions plus extrêmes et radicales), donc aussi un album significatif dans mon développement d'appréciation musicale. Tellement significatif, que je me rappelle où et quand exactement je me le suis procuré, quelques heures avant de voir Primus en concert pour la tournée du Brown Album au Métropolis à Montréal (27 octobre '97.) J'avais aussi acheté Spy vs Spy, aussi de John Zorn, un projet tout aussi dément qui était composé de réinterprétations/"covers" de pièces d'Ornette Coleman, mais avec une instrumentation d'une contrebasse, deux sax alto, deux batteries (le résultat est si féroce contrairement à l'approche plus posée du jazz de Coleman, que ce dernier lui-même cru qu'il y avait trucage en entendant l'album de Zorn, disant que c'était impossible.) Mais bon, je m'égare du sujet principal, le projet Naked City de John Zorn. C'est un album qui est aussi important pour cette scène à l'époque, soit la musique "downtown" à New York City. L'historique de cette scène dépasse le cadre des paramètres de ce projet, mais dans les années '80-'90, suite à l'explosion rapide du No Wave (et son extinction presqu'aussi rapide, mais avec répercussions qui influencèrent plusieurs) dans cette même ville, plusieurs compositeurs et musiciens de divers acabits (jazz, punk, rock, avant-garde) se trouvèrent sous une même ombrelle, collaborant et mélangeant genres et styles. Naked City fut un groupe influent à cette période (et encore aujourd'hui à ce jour, dans plusieurs sphères musicales (métal, math rock, progressif, jazz, etc.), et mondialement) et quasiment l'apogée de ce concept postmoderne (approche typique de Zorn à l'époque), réunissant une brochette de membres de talents inouis. Zorn était le compositeur derrière tout ça: son but était carrément de produire et d'exécuter de manière exhaustive toutes les compositions et approches possible qu'un tel quintette pouvait mettre à sa disposition (a-t-il réussi? selon lui, oui, et il a arrêté le projet quand il avait "fait le tour", après sept albums dont je commenterai davantage ci-bas.) Comme interprètes, il aurait difficilement pu faire mieux: lui-même au sax alto, Fred Frith (fameux en solo et aussi célèbre dans le milieu pour son groupe Henry Cow qui lança le mouvement RIO (Rock In Opposition)) à la guitare basse, Bill Frisell (savant et très prisé interprète de jazz contemporain) à la guitare, Wayne Horvitz aux claviers et Joey Baron (qui était sur Spy vs Spy) à la batterie. En bonus lorsque nécessaire, le japonais Yamatsuka Eye (du groupe aussi difficilement catégorisable Boredoms) venait hurler au micro, ses contributions étant parfois approximées en spectacle par Mike Patton (Mr Bungle, Faith No More) ou Kevin Sharp (du groupe grindcore Brutal Truth) lorsqu'il ne pouvait voyager de son pays natal.
Tout ça et je n'ai pas parlé de l'album encore, et de la musique qu'il contient. D'abord, j'ai eu d'autres difficultés à choisir l'album du groupe que j'allais contribuer. Leurs sept disques (produits en moins de cinq ans) sont tous excellents et uniques; c'est plutôt rare d'avoir un tel taux de réussite et de consistence, tout en évitant de se répéter. Mais en fin de compte, le choix s'est fait tout seul: autant y aller avec leur premier effort, l'éponyme, celui historiquement plus important. Alliant agressivité du heavy metal et complexité du jazz, en changeant du bruyant au mélodique (l'expression "tourner sur un dix cennes" aurait pratiquement pu être inventée pour eux) on a affaire à un groupe qui pouvait jouer carrément n'importe quoi, avec discipline et conviction. De plus, ça reste amusant, Zorn n'a pas peur d'injecter une touche d'humour dans les compositions, alors les albums sont incroyablement divertissants. Le premier disque demeure un bon survol de leurs multiples talents. On a des compositions originales courtes et violentes ("Blood Duster"), d'autres qui confondent en étalant un éventail de genres disparates ("Speedfreaks"), de la musique de film ("Chinatown", "The James Bond theme", etc.), un cover d'Ornette Coleman ("Lonely Woman") et d'autres expérimentations simplement imprévisibles. C'est assez féroce en général avec peu de moments d'introspection. Je suis conscient que c'est un album qui intéressera davantage les musiciens, car c'est bourré de clins d'oeil et d'inventivité instrumentale (par exemple, sur la dites interprétation de Lonely Woman, Fred Frith au départ croyait que Zorn voulait refaire
Pretty Woman, de Roy Orbison; de ce malentendu comique, ils ont décidé de volontairement insérer la ligne de basse de Pretty Woman dans leur version de Lonely Woman, et ça fonctionne!), mais je crois que l'album reste divertissant tout de même, si on peut faire preuve d'ouverture d'esprit et que les éléments plus lourds (agressitivité et rapidité de certaines pièces) ne sont pas trop rébarbatifs. En tout cas, si vous vous demandez pourquoi j'aime cet album (mis à part tout ce que j'ai pu expliquer jusqu'ici): j'adore la densité et le maximalisme dans l'art. Je veux en avoir pour mon argent et mon appréciation de l'art (visuel, auditif, cinématographique, etc.) passe souvent par la capacité de l'artiste à bourrer son oeuvre de... de contenu. J'en veux beaucoup, puis j'en veux plus. L'expression "too much of a good thing" ne s'applique pas à mon appréciation de l'art. Je veux pouvoir réécouter une pièce et découvrir différents éléments, en décortiquer plusieurs couches. Est-ce que ça fait de moi quelqu'un qui a un syndrome de déficit d'attention, parce que je veux qu'on m'inonde d'informations et de stimulis, ces derniers étant en perpétuel changement? Pas nécessairement. Je suis capable d'apprécier une oeuvre lente et épurée. Mais elle ne me fera jamais sentir autant de plaisir viscéral qu'un artiste qui sait organiser le chaos et qui me présente une masse qui fourmille de détails et de fioritures à plusieurs niveaux, tous en évolutions. Même en littérature, sans en saisir entièrement le sens (quoi qui peut se vanter d'en comprendre autant, sauf les experts en littérature?), James Joyce m'avait époustouflé avec Ulysses et Finnegans Wake. Il faut avoir la capacité de s'abandonner à l'inconnu et se laisser submerger, car il n'est pas nécessaire de tout comprendre ce qui s'y trame afin d'y trouver plaisir. Je n'ai certainement pas toutes les connaissances requises en théorie musicale (par exemple) pour apprécier un Ferneyhough dans toutes ses nuances, mais j'admire tout de même sa complexité et la simple audace de son approche, avec un peu d'écoute attentive et de simple curiosité; de même il s'agit de porter attention, de s'attarder à une oeuvre (quelle qu'elle soit) le moindrement, afin d'y tirer les récompenses. Pour moi c'est comme ça aussi avec Zorn et Naked City, quoique des formes qui me sont plus connues rendent le projet plus facile d'approche, donnant des portes d'entrées. C'est ainsi que grâce à cet album (et plusieurs autres tout aussi marquants) j'en suis venu à être exposé à autre chose et vouloir pousser plus loin et ça en fait pour moi un album d'écoute essentiel; évidemment, personne ne sera affecté de manière complètement identique et je m'attends à ce que ça en laisse plusieurs froids. Mais à partir de là on peut s'intéresser à beaucoup plus (en regardant soit les inspirations qui ont mené Zorn à produire cette musique, soit ce qui est venu après découlant de son influence, ou d'autres tangentes complètement différentes); il s'agit de ne pas trop faire de trop grands pas vers l'inconnu en partant. Même si cet album n'est certes pas commercial ou populaire, il faut admettre que c'est loin des démarches plus abstraites et suréelles de plusieurs autres artistes qui me fascinent. Si on fait un ou plusieurs autres tours dans cette section, j'y viendrai, mais pour l'instant je vais me contenter de dire que s'il y a un lien avec le présent disque, c'est qu'avec la plupart de ces derniers je recherche aussi une approche poussée, dense et remplie de plusieurs niveaux d'information. Cette densité peut être horizontale ou verticale (ou même une combinaison des deux) et ici avec la séquences d'éléments qui semblent souvent incongrus mais qui défilent ensemble à toute vitesse, c'est principalement une approche horizontale. Les résultats sont certes grandement différents d'un artiste à l'autre avec toutes ces possibilités, mais ça reste pour moi de la musique qui vaut la peine d'être explorée en profondeur.
Avant de conclure, quelques mots sur la pochette: par Weegee, photographe new yorkais célèbre pour ses images de crime et de vie urbaine, cette image brutale en noir et blanc s'agence bien avec la musique. Les autres éléments visuels à l'intérieur illustrent aussi bien les intérêts plus extrêmes de Zorn et reflètent le projet.
Enfin, je surestime probablement l'intérêt qui sera porter à cet album et ce groupe en général, mais si vous en voulez plus, voici un bref survol du reste de la discographie:
- Grand Guignol: une composition plus longue couvrant plusieurs styles, quelques interprétations de Messiaen et Scriabin, et une série de pièces très courtes et violentes (deux de celles-ci sont utilisées dans la bande sonore de Funny Games de Michael Haneke.)
- Leng Tch'e: une seule pièce d'une trentaine de minutes, dans un style doom très étiré et torturé, avec des influences (reconnues) des Melvins.
- Heretic: Jeux des dames cruelles: un album d'improvisations libres; chaque pièce utilise seulement deux ou trois membres du groupe, dans différents agencements. Bande sonore d'un film sado-maso underground.
- Radio: un album ambitieux et celui du groupe qui rappelle davantage le disque original dont on discute ici, avec une approche plus égale à l'écriture; de plus, chaque pièce est associée à des influences précises dans le livret, mais j'avoue que dans plusieurs cas on peine à reconnaître comment les artistes nommés sont liés aux résultats. La séquence des pièces sur l'album est aussi notable pour progresser délibéremment du plus accessible aux sons plus violents et ardus d'approche. Pour cette raison j'ai été tenté de présenter ce disque plutôt que le premier.
- Absinthe: le dernier et plus énigmatique album du groupe. Définitivement avant-gardiste et expérimental, on reconnaît rarement les instruments, on ne sait pas qui fait quoi, souvent les pièces
ressemblent davantage à de la composition contemporaine abstraite avec des nuages de sons indistincts. Minimaliste mais fascinant.
- Torture Garden: compilation des pièces courtes et agressives du groupe; si vous avez le premier disque et Grand Guignol, Torture Garden est superflu.
Bonne écoute! (dès qu'Admin aura mis les fichiers... EDIT: ce qui semble être fait.)
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