La Cour d’appel avait estimé que l’énoncé selon lequel il « est extrêmement improbable qu’
une femme se trompe sur [la] sensation [d’avoir un pénis en elle] » constituait un raisonnement conjectural, une hypothèse ou une généralisation erroné(e).
Toutefois, la Cour suprême n’était pas d’accord avec la conclusion de la Cour d’appel, et elle a expliqué les raisons de sa désapprobation. D’où les multiples références à l’énoncé litigieux et la dissection de ce dernier.
Selon elle, l’affirmation contestée était peut-être maladroitement formulée (cf. le « une femme » au lieu de « la femme dont il est question dans la présente affaire / le cas d'espèce qui est soumis à mon jugement », ou « la plaignante » – qui est bel est bien une femme aux yeux de la Cour suprême – en particulier), mais elle ne constituait pas réellement une généralisation ; elle était au contraire l’expression précise de la réponse du juge à une théorie de la défense.
La Cour suprême a reproché à la Cour d’appel d’avoir commis une erreur en ne tenant pas compte de l’ensemble des conclusions du juge. La Cour d’appel avait en effet qualifié l’affirmation contestée de « raison principale » pour laquelle le juge du procès avait retenu le témoignage de la plaignante, alors que c’était le paragraphe 68 des motifs de première instance dans leur ensemble, conjointement aux conclusions défavorables tirées par le juge sur la crédibilité de M. Kruk et aux observations qu’il avait faites aux paragraphes 69-70 des motifs de première instance suivant lesquelles la preuve circonstancielle concordait avec le fait qu’un rapport sexuel avait eu lieu, qui expliquait en fait « pourquoi » M. Kruk devait être reconnu coupable.
Dans la même veine, la Cour suprême a souligné que la Cour d’appel avait également omis de tenir dûment compte des conclusions précises tirées par le juge sur la crédibilité de M. Kruk, alors que lesdites conclusions faisaient partie intégrante du constat de culpabilité auquel était arrivé le juge et servaient à contextualiser la déclaration contestée sur le fait que la plaignante — « une femme » — ne se trompait pas au sujet de la sensation de la pénétration. Aux yeux de la Cour suprême, cette déclaration n’était qu’une simple expression du raisonnement du juge du procès et non un recours à une généralisation erronée.
D’après la Cour suprême, l’expression « une femme » faisait probablement référence à la plaignante (qui est une femme) dans la tête du juge, et non pas à une femme indéterminée ou à toutes les femmes de manière générale.
La Cour suprême a jugé que « si l’on considère la question dans son ensemble et en contexte, le juge du procès n’a pas rejeté la thèse de la défense en raison de l’hypothèse selon laquelle
aucune femme ne se tromperait, mais plutôt parce qu’il a retenu le témoignage de la plaignante selon lequel
elle ne se trompait pas.
« Malgré l’état d’ébriété de la plaignante, il a conclu que son témoignage sur la question importante de savoir s’il y avait eu pénétration péno-vaginale était fiable et donc suffisant pour justifier une déclaration de culpabilité. Le juge du procès a abordé cette thèse au par. 68 de ses motifs, reconnaissant que la réponse à la question de savoir si l’infraction avait été prouvée hors de tout doute raisonnable reposait sur la déclaration principale de la plaignante selon laquelle elle a senti le pénis de M. Kruk dans son vagin. Il a ajouté (au par. 68) :
Le témoignage [de la plaignante] est dépourvu de détail, mais elle soutient être certaine de ne pas se tromper. Elle a affirmé qu’elle avait senti le pénis de [M. Kruk] en elle et qu’elle savait ce qu’elle ressentait. Bref, son sens du toucher était sollicité. Il est extrêmement improbable qu’une femme se trompe sur cette sensation ».
Selon la Cour suprême, « une lecture fonctionnelle et contextuelle de ce passage des motifs de première instance démontre que l’énoncé contesté était non pas une hypothèse ou une « conjecture » inappropriée, comme l’a qualifié la Cour d’appel, mais une réponse à la thèse avancée par la défense dans sa plaidoirie finale : soit celle voulant que la plaignante, quoique sincère, se soit trompée au sujet de la sensation physique d’une pénétration péno-vaginale en raison de son état d’ébriété et de son état de panique à son réveil, qui l’ont amenée à supposer le pire ».
Ensuite, la Cour suprême a ajouté que « même en acceptant la possibilité que le juge du procès se soit fondé sur une hypothèse pour tirer cette conclusion, la Cour d’appel a commis une erreur en examinant cette hypothèse selon la norme de la décision correcte en s’appuyant sur la règle proposée interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées. La norme de contrôle qu’il convenait d’appliquer était celle de l’erreur manifeste et déterminante. À cet égard, le juge du procès a gardé à l’esprit que, selon le bon sens, il est extrêmement improbable qu’une personne se trompe au sujet de la sensation d’une pénétration péno-vaginale. Cette hypothèse n’est pas erronée en ce sens qu’elle est fausse ou inexacte. Il s’agissait d’une hypothèse admissible à l’aune de laquelle il convenait d’examiner le témoignage de la plaignante suivant lequel elle était certaine de ce qu’elle ressentait. Elle ne révèle aucune erreur manifeste ou déterminante ».
Enfin, elle a notamment souligné qu’il « est impensable que des questions de neurologie, de physiologie ou de psychiatrie seraient soulevées lorsqu’un témoin en état d’ébriété au moment des faits affirme être certain d’avoir été agressé physiquement d’une autre manière, comme un coup de poing au visage ou un coup de pied aux tibias, de sorte qu’une preuve d’expert serait nécessaire pour étayer ce témoignage — pourtant, c’est justement le type de preuve qui, selon ce qu’a laissé entendre la cour, était nécessaire pour que le juge du procès tire la conclusion qu’il a tirée dans le contexte d’une pénétration péno-vaginale. Même si l’on fait abstraction des difficultés pratiques qu’il y a à trouver des experts disposés et aptes à témoigner sur de telles questions, de tels témoignages ne sont tout simplement pas nécessaires pour établir ce que le juge du procès a déterminé qu’il s’était produit, après avoir entendu la déposition de la plaignante et l’avoir considérée à la lumière de tous les autres éléments de preuve ». Et c’est à la suite de ce paragraphe qu’elle a dit (peut-être avec un soupçon d'ironie, car selon elle, l’analyse de la Cour d’appel sur ce point illustrait les conséquences potentiellement absurdes de la règle interdisant le recours à des hypothèses logiques infondées) ceci :
« Lorsqu’une
personne ayant un vagin témoigne de manière crédible et avec certitude avoir ressenti une pénétration péno-vaginale, le juge du procès doit pouvoir conclure qu’il est peu probable qu’elle se trompe. Bien que le choix du juge du procès d’utiliser les mots « une femme » puisse avoir été regrettable et causé de la confusion, dans le contexte, il est clair que le juge estimait qu’il était extrêmement improbable que la plaignante se trompe à propos de la sensation d’une pénétration péno-vaginale parce que les gens, même en état d’ébriété, ne se trompent généralement pas au sujet de cette sensation. Autrement dit, la conclusion du juge reposait sur son appréciation du témoignage de la plaignante. La Cour d’appel a commis une erreur en concluant autrement ».
Selon moi, le terme « vagin » a été précisément employé parce qu’il était question d’une pénétration péno-vaginale (et non anale, par exemple) – il est important de bien qualifier les faits de manière claire et précise – et parce que juste avant, la Cour suprême avait évoqué d’autres parties du corps humain et d’autres manières d’être physiquement agressé (coup de poing au visage, coup de pied aux tibias, etc.) qui, elles, ne nécessitent pas une preuve d’expert pour étayer un témoignage.
Dans le cadre d’une autre affaire, elle aurait tout aussi bien pu écrire : « Lorsqu’
une personne ayant un anus témoigne de manière crédible et avec certitude avoir ressenti une pénétration péno-anale, le juge du procès doit pouvoir conclure qu’il est peu probable qu’elle se trompe. » Pour s'exprimer, la Cour suprême a employé le terme "personne" de manière générale, comme elle a employé l'expression "les gens", etc. Je ne vais pas commenter les aspects "techniques" de la décision, mais dans cette affaire, il n’était visiblement pas question de la définition du mot « femme » ; ce n'était pas cela, le nœud du problème. Sinon, la Cour suprême aurait sans doute écrit je ne sais combien de paragraphes sur ce seul point.
(Paragraphes 102 à 109 :
https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/20315/index.do.)
Dans le document intitulé «
La cause en bref », le terme « vagin » ou autre n’est aucunement mentionné. Ce sont essentiellement les aspects « techniques » (= le plus "important" à ses yeux) qui y sont abordés.