Comment, on n'avait pas prévu le coup? Depuis le début, on dit qu'un des dangers derrière la culture du viol, c'est de peu à peu banaliser les crimes sexuels à un point où ce genre de dérape judiciaire puisse arriver.
Et encore...
Dans les faits, une personne n'aurait pas à plaider que la culture du viol l'a influencée dans la perpétration de ses crimes. D'une part, parce que ce serait une admission de culpabilité, ce qui est loin d'être envisageable pour la plupart des agresseurs, et d'autre part parce que les mécanismes qui sont des manifestations de la culture du viol sont déjà bien en place, de sorte qu'un agresseur puisse en profiter sans avoir besoin de l'invoquer. C'est bien le propre d'une culture, d'être ancrée dans l'impensé et d'imprégner les échanges sociaux sans même avoir besoin d'être attestée.
(Et la culture du viol n'est pas le seul impensé à affecter le cours de la justice sans qu'on n'ait vraiment besoin d'y faire référence. Le profilage racial est assez fort aussi en ce sens.)
Ainsi, si un agresseur se retrouve en cour, il n'a pas besoin de plaider l'existence de la culture du viol pour excuser son crime, il peut s'en remettre au fait qu'actuellement, il n'y a même pas de peine minimale pour les agressions sexuelles si une victime est âgée de plus de 16 ans. Ça veut donc dire qu'il faut se fier à la jurisprudence et à la bonne foi des juges pour qu'un agresseur ait une sentence juste. Et cette notion de justice est toute relative. La peine maximale pour une agression simple sur une victime de moins de 16 ans est actuellement de 18 mois. On considère avec moins de gravité les agressions perpétrées sur des personnes majeures. Un agresseur peut donc déjà être conforté par le fait qu'il écopera, dans le pire des cas, d'une peine privative d'au plus un an. Mais s'il est suffisamment chanceux, il pourra trouver des juges pour qui l'habillement ou l'attitude d'une victime est une circonstance atténuante, et sa peine s'en trouvera réduite.
Aussi, s'il est une vedette, un jeune sportif prometteur ou un membre d'une communauté privilégiée, il peut aussi avoir la chance de bénéficier de la protection des gens qui devraient normalement protéger les victimes. Il peut compter sur des gens qui fermeront les yeux, qui refuseront d'enregistrer la plainte ou qui trouveront le moyen de réduire la gravité des accusations pour ne pas nuire à l'agresseur qui est un contributeur apprécié de la communauté. Les agressions sexuelles commises dans les universités américaines et les administrations qui refusent d'ouvrir les enquêtes appropriées sont un excellent exemple de ce genre d'aveuglement systémique nourrissant le sentiment d'impunité des agresseurs. L'affaire Bill Crosby en est une autre. Le viol de Steubenville aussi.
Cela étant dit, la majorité des agressions sexuelles n'étant pas reportées, un agresseur peut juste faire confiance aux discours sociaux ambiants (par exemple, sur le consentement sexuel, que plusieurs refusent encore de concevoir comme quelque chose qu'on peut retirer, qu'on ne peut considérer comme valide si la personne est intoxiquée ou qui n'est pas octroyé de facto juste parce qu'on passe une soirée avec quelqu'un), aux longues procédures judiciaires (304 jours en moyenne le temps de traitement d'une plainte pour agression sexuelle selon StatCan) et aux préjugés qu'elle devra confronter pour décourager la victime de porter plainte. C'est ce qui risque le plus probablement d'arriver. C'est très pratique pour l'agresseur, et ça permet à des commentateurs bornés de prétendre que la culture du viol pourra permettre aux agresseurs de faire porter le blâme de leurs crimes à la société, alors que dans les faits, la société s'arrange déjà très bien pour que la victime soit blâmée et tenue responsable et c'est précisément pour ça que l'on pense que la culture du viol existe.
Je ne sais pas d'où il vous est venu à l'idée que la culture du viol était une cause d'agressions sexuelles, mais vous êtes tellement dans le champ que c'est étonnant que personne n'ait pensé à récolter vos fruits. Les causes d'agression sexuelle sont les mêmes depuis la nuit des temps, la combinaison des pulsions primaires de l'agresseur à sa capacité à commettre des actes de violences. Il n'y a pas d'autres causes, il n'y en a jamais eu. Ce qu'on a toujours affirmé, et on va le faire encore, c'est que la culture du viol est le produit du discours sur les agressions sexuelles, qu'elle est le reflet de nos discussions et de nos gestes, et qu'elle existe en raison de la façon dont on "deale" avec les rôles sexuels dans notre société. Et on va continuer de dire que cette culture est toxique parce qu'elle déplace le fardeau de l'agression vers la victime en raison de la remise en question des concepts de base d'intégrité sexuelle, comme le droit de faire ce que l'on veut de son corps et la notion de consentement. L'agresseur demeure le seul responsable des crimes qu'il commet. Est-ce que ça veut dire qu'on ne peut pas, en tant que société, créer un espace plus sain et plus réceptif pour les victimes, où elles ne sont pas culpabilisées, blâmées ou ignorées?
En prétendant que la culture du viol influence l'agresseur plutôt que de reconnaître que la personne sur laquelle elle agit est la victime, vous dépossédez encore une fois la victime de son droit à la justice. C'est pas fort fort.