Dans ce fil on ne parle pas de la loi 21 - qu'on soit pour ou contre n'a somme toute que très peu d'importance -, mais de l'ingérence d'Ottawa et de la possible probablement crise constitutionnelle qui va en résulter.
Un texte un peu long pour le forum, surtout si vous le lisez sur votre cell, mais les "arguments" du fédéral doivent être vus et entendus de tous les Québécois.
Prédiction : je devrais enlever le point d'interrogation dans le titre d'ici la fin de la semaine... puis le "en vue" d'ici la fin du mois.
== Rapport de première ligne en territoire constitutionnel : Rien à faire des dispositions dérogatoires, le Projet de loi 21 doit mourir ==
Je présentais hier, devant l'élite constitutionnelle canadienne réunie à Toronto pour la prestigieuse Constitutional Case Conference 2019, une défense du Projet de loi 21 sur la laïcité de l'État et du légitime recours aux dispositions dérogatoires qu'il comporte. Dire que j'étais face à un public hostile serait un euphémisme.
Ceux qui me suivent connaissent mes arguments en faveur du Projet de loi 21 : affirmation légitime d'un modèle social différent, distinction entre « croyances » religieuses et « pratiques » religieuses et caractère privé de la religion, théorie du fédéralisme devant respect et déférence aux distinctions socio-juridiques des provinces, usage scrupuleusement conforme des dispositions dérogatoires, possibilité de voir la portée, le contenu et l'application des « droits fondamentaux » légitimement variable selon les sociétés, modèle québécois civiliste et rationaliste, différent du modèle anglo-canadien de common law fonctionnaliste – exemples internationaux à l'appui.
J'ai constaté hier, devant des centaines de constitutionnalistes et de juristes fédéraux, un hermétisme fonctionnellement total à ces propositions. Il y avait certes quelques esprits intrigués qui ont fait preuve de curiosité et qui « voulaient comprendre » comment nous pouvions en arriver à soutenir le Projet de loi (ne serait-ce que pour mieux prétendre affirmer, immédiatement après, que notre raisonnement était intenable), mais pour l'essentiel de l'assemblée, écouter les intervenants en faveur de la laïcité québécoise ne serait ici qu'une courtoisie accordée aux organisateurs du congrès qui nous ont invités. Le principe de Popper régnait incontestablement : n'accorder absolument aucune écoute aux discours jugés intolérants – ils ne peuvent jamais se justifier, et tenter de le faire ne serait qu'ouvrir la porte à l'intolérance.
Voici, en résumé, les principaux arguments qui nous ont été servis contre le Projet de loi 21 sur la laïcité de l'État :
- Le Projet de loi 21 relève de la tyrannie de la majorité;
- Mu par le « wedge politics », son but serait de capitaliser sur la peur et le rejet de la différence, dont les premières victimes seront les femmes musulmanes (et plus largement après elles, l'immigration et la diversité culturelle)
- Il est illégitime car il ne répond à aucun problème social réel. Il n'y a pas de crise, pas d'urgence. Si la société peut continuer à exister sans lui, alors rien ne le justifie.
- Les tribunaux devraient invalider le recours aux dispositions dérogatoires pour une panoplie de raisons, dont notamment les suivantes : (i) ce n'est pas ce que les constituants de 1982 aurait voulu et (ii) l'arrêt Ford de la Cour suprême, qui valide le recours aux dispositions dérogatoires, a déjà trente ans; il est maintenant vieux et inadapté et ne saurait plus aujourd'hui stopper l'intervention judiciaire au nom de la Charte canadienne pour invalider une loi aussi liberticide.
- Le Projet de loi 21 serait irrémédiablement traversé d'un « refus de comprendre l'Autre »;
- L'argument que « au Québec, c'est comme ça qu'on vit » et le fait de plaider notre conception collective de la chose religieuse comme comportant une distinction fondamentale entre les « croyances » et les « pratiques » serait outrancièrement discriminatoire, parce qu'il s'agit d'une conception de la religion qui se fonderait historiquement sur un modèle chrétien occidental. Autrement dit, affirmer qu'il y a une nuance entre « croyance » et « pratique » de la religion est en soi une imposition d'un modèle chrétien de conception de la religion.
- Plus largement, tenter de plaider que le Projet de loi 21 ne porte pas atteinte à la liberté de religion est un non-sens. Plaider que le port de symbole religieux relève du choix et du libre arbitre de chacun est également un non-sens. Dès qu'un individu ressent des effets perçus et subjectivement vécus comme discriminatoires, c'est discriminatoire. Point. Le principe de la subjectivité dégagé par la Cour suprême selon la Charte canadienne des droits et libertés ne saurait souffrir de remise en question.
Et finalement, le plus beau :
- Plaider que le Québec est une société distincte est un argument sans valeur. Plaider que la tradition juridique civiliste au Québec amène une autre conception de la normativité est un argument sans valeur. Les droits fondamentaux dépassent les traditions juridiques et sont atomisé dans l'individu – que seul le multiculturalisme libéral peut adéquatement défendre. Invoquer le collectif pour restreindre l'individu est, rien de moins, une forme de totalitarisme que la démocratie libérale ne peut admettre et doit combattre par tous les moyens.
Et ces arguments, il y a de quoi rester un tant soit peu sidéré face à une telle fermeture d'esprit de la part de tels interlocuteurs, étaient avancés tantôt avec calme glacial, mais plus souvent avec indignation à peine dissimulée, par des professeurs de droit, par des juristes fédéraux de haut niveau, par des universitaires anglo-canadiens réputés, producteurs de nombreux livres et publications souvent cité par la Cour suprême du Canada – qui, nous n'en n'étions pas à un paradoxe près – prétendent pourtant faire la promotion du droit à la différence, à la divergence, à l'avancement scientifique de la connaissance par la prise en compte des différences culturelles, des différences de points de vue, où qu'elles se trouvent… sauf ici, manifestement.
Hier, à l'occasion de cette grande conférence devant les sommités juridiques hors-Québec de droit constitutionnel, nous assistions à une mise en garde formelle : le constitutionnalisme canadien n'acceptera pas, ne pourra jamais accepter, le Projet de loi 21 – et toute prétention à un modèle social, épistémique, juridique différent n'est même pas conceptualisable – vu qu'elle ne serait que cautionnement de ce que le modèle canadien considère comme une négation institutionnalisée des libertés fondamentales, condamnable sans discussion ni appel.
Hier, nous avons été formellement prévenus, les opposants au Projet de loi 21 préparent déjà leurs armes pour chercher à le tailler en pièces. Dès l'entrée en vigueur du Projet de loi, il sera contesté devant les tribunaux, par de nombreux intervenants de partout au Canada, et tous les coups seront permis – on anticipe que les procédures sont déjà en train d'être écrites avant même que la loi ne soit adoptée. Les canons de la fédération s'en font une mission relevant de la raison d'État. La Charte canadienne -doit- primer, peu importe les dispositions dérogatoires, et invalider, à coup sûr, l'entreprise de laïcité québécoise.
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Je parlais plus tôt de la possibilité d'une crise constitutionnelle devant le refus canadien du Projet de loi 21 si les dispositions dérogatoires - et avec elles, l'affirmation du modèle québécois différent et distinct- devaient être mises de côté comme illégitimes. C'est aujourd'hui, à mon humble avis, maintenant une certitude. D'ici quelques semaines, les valeurs sociales et la tradition juridique québécoise vont entrer en collision frontale avec le modèle constitutionnel canadien et le multiculturalisme libéral.
Nous assistons aujourd'hui, en direct, aux première lignes d'un chapitre houleux de notre histoire. Une tempête se prépare, le combat d'une génération est devant nous, tout près – et le droit, le gouvernement, la nation et les juristes québécois devront faire preuve d'une résolution, d'une préparation, d'une stratégie et d'une bravoure rien de moins que parfaite devant l'adversité si nous voulons espérer triompher de cet affrontement qui, reconnaissons-le, donne déjà des airs du David québécois contre le Goliath fédéral. Et nous en sommes capables. Le Québec regorge de brillants esprits juridiques, politiques, civiques, tant au sein des élus, que de la société civile, que de nos universités. Le peuple québécois, source et racine de notre démocratie, rejette le multiculturalisme et les accommodements raisonnables et réclame à grande soif la laïcité et l'affirmation de son vivre-ensemble et de son droit distinct, où - c'est une évidence, mais il semble falloir le rappeler - tous sont bienvenus, indépendamment de toute question liée à la religion ou l'origine ethnique. La laïcité, le droit civil, la société québécoise, elle est pour tous les 8 millions de québécois qui participent à cette grande et belle aventure qui est la nôtre.
Aujourd'hui, nous écrivons l'Histoire. Notre histoire.
Et ce sera pour moi un privilège et un honneur de monter aux côtés des meilleurs de notre nation, en première ligne, pour porter de haute lutte cette cause, liée à l'existence même de la société québécoise, jusqu'au bout.
- François Côté, Avocat