Je ne lis presque jamais de texte de chroniqueurs sauf si on m'en soumet un ici sur le forum ou personnellement. (Genre Mathieu Bock Coté
Parlant de lui. (je le retranscris au complet car il va surement disparaître dans les prochaines heures. Un peu long désolé.)
Le multiculturalisme ou l’art de se draper dans la vertu
MATHIEU BOCK-CÔTÉ - 28 AOÛT 2013
C’est probablement un sentiment particulièrement envoûtant : se draper dans la vertu. Se laisser gagner par la certitude qu’on appartient au club sélect des humains de première classe qui ne se laissent pas atteindre par les passions vulgaires. Observer de haut la vile plèbe qui s’excite et ne comprend rien. Se désoler avec les autres membres de ce club sélect des passions grossières du commun bêtement manipulé par les cyniques. S’indigner contre les politiciens qui pactiseraient avec le commun des mortels en s’ouvrant aux instincts mauvais d’une population intellectuellement retardée. Dans les bons milieux, on se pique de sophistication cosmopolite et on se demande si un jour, le peuple cessera d’être animé par la pulsion régressive de l’identité.
Cette posture, c’est généralement celle des libéraux sophistiqués, souvent logés au centre-droit mais c’est aussi celle des multiculturalistes militants, qui viennent d’une gauche assez radicale. Ils prennent la pose d’êtres dépassionnés, modérés, toujours soucieux d’équilibrer le pour et le contre. Ce qui est une attitude honorable en soi et on ne leur reprochera pas. Mais cette recherche d’équilibre masque souvent une étrange neutralisation du politique. Car ce qu’ils ne nous disent pas, c’est qu’ils croient avoir un pouvoir magique : celui de deviner le sens de l’histoire. Celui de deviner à coup sûr le sens du progrès, ce qui leur permet, conséquemment, de mieux désigner à la vindicte publique ses ennemis ou du moins, ceux qui conduisent en sens inverse. Dès lors, ils se donnent le droit de traiter avec condescendance ceux qui n’imaginent pas le progrès de la même manière qu’eux.
Et le sens du progrès, ce serait la réinterprétation multiculturaliste des droits de la personne, le remplacement de la souveraineté démocratique par le gouvernement des juges et l’effritement de l’identité nationale au profit d’une société délivrée de références culturelles substantielles et partagées. L’individu devrait d’abord s’affranchir de la cité et n’entretenir avec elle qu’un rapport instrumental. Le progrès, ce serait aussi, plus vastement, la dilution de la souveraineté nationale dans la gouvernance globale, le discrédit de l’enracinement historique au profit de l’éclatement identitaire et l’abolition du principe majoritaire dans la construction de la société démocratique. Il s’agit d’une pensée emmurée dans une collection fascinante de slogans, qui témoignent de plusieurs préjugés dans le débat sur la diversité. Cette vision se prend pour le nouvel élan de l’émancipation moderne. Ceux qui ne la partagent pas ne révèlent-ils pas conséquemment leurs dispositions réactionnaires?
Réactionnaires, donc. Et xénophobes, plus souvent qu’autrement. Et portés sur le repli identitaire. Et carburant à la «peur de l’autre». Et ainsi de suite. Les multiculturalistes sont en croisade contre ceux qui n’ont peu reçu la révélation diversitaire. On se les imagine comme des obscurantistes tentés d’écraser les minorités et les marginaux, profondément désireux d’exclure de la cité ceux qui ne communieraient pas dans une conception apparemment étriquée de l’identité nationale. Une telle conception de leur lutte témoigne surtout d’une chose : les multiculturalistes semblent incapables de s’engager dans ce débat sans radicaliser ses enjeux et sans revendiquer pour eux le monopole de la vertu. Leur cause est affichée : ils sont en lutte contre l’intolérance. Ils sont en lutte contre la xénophobie. Avec elles, on ne débat évidemment pas. On combat. On refuse le débat public et on fait jouer la sirène d’alarme contre les basses passions qui inonderaient la cité.
Évidemment, je parle du débat sur la Charte des valeurs québécoises qui monopolisera peut-être l’automne politique. Le dernier sondage Léger Marketing ne laissait pas de doutes sur le grand fossé qui sépare l’opinion entre les élites et la population. Cela ne veut pas dire que les premières ont absolument tort et la seconde absolument raison. Mais cela devrait néanmoins inquiéter nos élites intellectuelles et médiatiques, qui à quelques exceptions près, communient dans un étrange consensus idéologique. Elles devraient chercher à comprendre ce qui s’exprime dans ce désaccord profond. Elles devraient chercher à voir ce qu’il y a de légitime chez ceux qui voient le monde autrement. Mais ce grand désaccord ne saurait troubler les belles âmes qui font de la morale alors qu’il nous faudrait un peu de compréhension politique du phénomène diversitaire.
Les défenseurs du multiculturalisme, qu’ils penchent à gauche ou à droite, ne se demandent pas pourquoi une majorité populaire se reconnaît dans une conception plus exigeante (ou classique, si on préfère) de l’intégration nationale, car ils ont leur explication : la majorité serait obscurantiste. Elle désirerait homogénéiser la société, et devant les problèmes sociaux de notre époque, elle se replierait dans la logique du bouc-émissaire et stigmatiserait les minorités. Il y aurait un «vieux fond xénophobe» dans la société québécoise, et surtout, dans les régions francophones, qu’on dépeint de manière grossière et franchement insultante. La majorité populaire devient ainsi un problème pour la démocratie qui devrait désormais se définir contre elle. Elle devrait être rééduquée ou comme on dit, «sensibilisée» à des enjeux trop complexes pour elle. Voilà aussi pourquoi il faudrait censurer les politiciens qui se connecteraient à ces «pulsions» : ils introduiraient ainsi les mauvais sentiments dans la cité. La rectitude politique, ici, vise justement à empêcher que ces «sentiments» servent de carburant politique et électoral.
Le multiculturalisme est une étrange vision du monde, en fait, qui fonctionne à la disqualification morale et au dénigrement intellectuel. Les multiculturalistes sont-ils capables d’imaginer un seul instant que leurs adversaires ne carburent pas aux sentiments odieux qu’on leur prête? On oublie une chose : les nationalistes, les conservateurs, les républicains, les laïcistes, malgré tout ce qui peut les diviser, n’entendent aucunement révoquer la société libérale et les libertés qu’elle préserve. La démocratie libérale est un patrimoine de civilisation qui transcende justement les idéologies particulières, et qui rend possible la coexistence au sein d’une même société de plusieurs visions du monde, tout en permettant leur concurrence civilisée dans l’espace public. Et personne n’entend contester la diversité des styles de vie qui est justement rendue possible par une société n’enrégimentant pas systématiquement l’individu au service du collectif.
Mais les adversaires du multiculturalisme rappellent simplement que la société libérale n’est pas une idée pure, qui flotterait à l’extérieur de l’histoire, étrangère aux civilisations, aux nations et aux cultures, et ne connaissant finalement que des individus détachés les uns des autres, libres d’exprimer leurs croyances sans jamais que celles-ci ne s’inscrivent dans une logique sociologique ou politique. Les adversaires du multiculturalisme rappellent que la société libérale s’inscrit dans l’histoire d’une civilisation, et qu’on ne saurait justement l’en affranchir sans l’appauvrir et l’assécher. J’entends par là que la société libérale présuppose une certaine conception de l’homme, une certaine conception de la cité, aussi, et qu’on ne saurait l’abolir sans d’un coup fragiliser ses acquis. La société libérale, autrement dit, présuppose une certaine idée du collectif, et on voit mal comment ce dernier pourrait se définir en rompant avec l’idée de nation et avec certaines tendances lourdes de la civilisation occidentale.
On pourrait le dire autrement : les principes de la société libérale, dans une société qui se morcelle culturellement et conséquemment, politiquement, risquent d’être instrumentalisés par certains communautarismes qui entendent se désaffilier du monde commun ou s’imperméabiliser contre lui. Ils risquent même d’être détournés et renversés. Le libéralisme sans son héritage de civilisation est une doctrine falsifiée, qui a peu à voir avec ce que le libéralisme occidental, qui était justement ouvert au politique, et qui n’entendait pas l’abolir dans une conception strictement juridique et déculturée de la démocratie. La démocratie ne saurait non plus s’abolir dans le chartisme (je parle ici de la logique des chartes de droit, qui ont échappé à leur vocation d’origine) – en fait, il lui arrive souvent de s’y abimer. C’est pourquoi la question identitaire nous invite aujourd’hui à réparer les fondements de la cité, à reconstituer un monde commun qui transcende les particularismes individuels ou communautaristes.
Une certaine laïcité, ici, peut être comprise comme un instrument politique imparfait mais efficace visant à reconstruire la cohésion sociale de la communauté politique. Elle n’a de sens, d’ailleurs, qu’en s’inscrivant justement dans cette continuité de civilisation, en se présentant comme l’instrument par lequel l’espace public peut se délivrer de la pression des communautarismes (et c’est pour cela qu’elle doit se réconcilier avec le patrimoine historique de nos sociétés, en évitant de le javelliser). Elle n’entend aucunement écraser ou réprimer la liberté de conscience, dont la liberté de religion est une expression fondamentale, mais plutôt redéfinir ses assises politiques. C’est, me semble-t-il, l’enjeu fondamental de notre époque : trouver des instruments politiques permettant de reconstruire le monde commun dans les sociétés occidentales.
Il se pourrait, ici, que le présentisme étrange qui domine une société intellectuellement déculturée et de moins en moins capable de définir le politiquement autrement qu’à travers le seul prisme gestionnaire nous empêche de saisir toutes les dimensions de la question identitaire. En fait, à plusieurs égards, le multiculturalisme comme philosophie politique représente une rupture de civilisation. La chose est reconnaissable, d’ailleurs, dans la conception qu’il se fait de l’histoire occidentale : jusqu’à présent, elle aurait été caractérisée par l’exclusion, par la discrimination, et par la négation des idéaux démocratiques. Ce serait justement en s’extrayant de cette civilisation qui ne mériterait pas notre affection que la démocratie pourrait éclore véritablement. Il y a, autrement dit, dans la logique du multiculturalisme, une rupture plus profonde qu’on ne le croit et qu’on ne le dit avec notre compréhension historique de la démocratie et du libéralisme.
La question identitaire ne s’épuisera pas dans un projet de loi : nous sommes engagés dans une querelle qui aura des moments de haute intensité et des moments d’accalmie, mais qui structurera durablement le débat public dans les sociétés occidentales. Il s’agit de la grande querelle politico-philosophique de notre temps, celle à travers laquelle le politique révèle sa charge existentielle. Il faudra pour cela apprivoiser ce débat, mieux distinguer ses composantes, et admettre la pluralité des visions qui s’y exprime. Évidemment, la politique est polémique. Évidemment, elle met en scène des conceptions contradictoires du bien commun. Évidemment, les questions «passionnelles» qui touchent à la définition même de la cité débordent des seuls paramètres de la raison technicienne. Mais il n’est pas nécessaire de verser dans l’injure pour débattre vigoureusement.