J'ai tellement aimé le statut de Manal Drissi sur la précarité, surtout ce passage. Ça répond bien à ceux qui disent que le problème avec les sorties de Lambert c'est qu'il se pète les bretelles plutôt que d'avoir une volonté éducative.
/statut-fleuve du samedi matin
Je sais, au Québec on ne parle pas d’argent.
Ben coudon.
En 2017, en tant que mère célibataire d’un enfant, il me manquait 10 000 dollars pour avoir ce que l’IRIS considère être un « revenu viable ». Selon Revenu Québec, je faisais partie des 41,84% de Québécois.e.s gagnant moins de 25 000 dollars par an.
Le mois dernier, j’ai fait le salaire de 5 mois de 2017 additionnés. Si je gagnais mensuellement ce revenu (LOL really not there yet, mais #goals) je ferais partie des 6,8% qui empochent plus de 100 000$ par année.
Dans les faits, je bouclerai l’année à mi-chemin entre 25- et 100 000, me classant quand même parmi le tiers des Québécois.e.s les plus riches.
Et je vous jure que je ne travaille pas plus fort que l'an dernier.
Don’t get me wrong, je travaille beaucoup. Je passe des nuits blanches accrochée à mon clavier et ma cafetière, et #PigisteLife oblige, je vais devoir débourser un bras et une jambe en taxes et impôts. Et comme j’ai étudié en Ontario, j’ai de grosses dettes d’études (eh non, ils sont pas meilleurs dans toute), en plus d’avoir souvent vécu à crédit pour subvenir à mes besoins.
J’ai dû bloquer plus de numéros de créanciers harcelants que de trolls sur Facebook. Les créanciers, c’est le paroxysme du mort-en-dedans. T’as beau leur dire que t’as deux emplois et pas une cenne, que tu fais de ton mieux pour t’en sortir, ils s’en sacrent avec ostentation. Arrangez-vous, ne contractez pas de dettes si vous ne pouvez pas rembourser, mais dépêchez-vous d’emprunter pour nous payer, avez-vous pensé à votre cote de crédit? Vous avez 10 jours pour payer la somme entière sinon c’est un huissier qui viendra collecter. Ils vous appellent tous les jours, à toute heure, appellent vos employeurs, vos proches, vous envoient des courriels et des avis en majuscules par la poste. Pour peu que vous deviez de l’argent à plusieurs créanciers, les gérer devient une job en soi.
Shit happens, même quand on fait de son mieux. Je travaille depuis que j’ai 14 ans. C’était pas dans les plans d’être une mère soloparentale (mon fils est en garde partagée pis on aime bien l'ex, il est swell) qui vit sous le seuil de revenu viable. J’ai jamais voulu pleurer devant un frigo vide ou dépendre de mes proches pour habiller mon fils. Jamais voulu que ma santé mentale flanche. Jamais pensé faire une crise de panique en réalisant qu’on avait saisi pendant la nuit l’argent de mon loyer.
Je n’ai pas vécu la pauvreté. J’ai juste marché au bord de son précipice et senti le vertige me figer l’échine. La précarité, ça te bouffe par en dedans. C’est un stress perpétuel qui affecte ta santé physique et mentale, te prend du temps et de l’énergie, et beaucoup d’organisation. Ça suscite de la honte, de l’isolement, de la lassitude, de l’épuisement, de la colère. Pour finalement te faire dire : ouin, mais si tu gérais mieux tes affaires…
On ne niera pas l’analphabétisme financier. Mais cette idée que les riches sont riches parce qu’ils gèrent mieux leur argent, c’est de la bullshit. Équilibrer un budget, adapter sa vie à ses besoins ou acheter en gros pour acheter moins souvent, c’est pas à la portée de la majorité. Personne n’a MÉRITÉ de vivre plutôt que de survivre. Personne n’est meilleur parce qu’il gagne un salaire VIABLE.
Le problème avec les gens qui vivent, c’est qu’ils mélangent la nage et la noyade. Faire du dos crawlé, ça prend de la technique. Rester en vie parce que t’as perdu pied dans les vagues et que t’avales de l’eau à grosses goulées, ça met tout ton être en état d’alerte. Ton cœur bat la chamade, ton corps se démène, ton cerveau monopolise tes sens et cherche désespérément une issue. C’est pas le temps d’analyser la performance et de proposer des techniques de respiration et de rotation brachiale. C’est le temps pour une bouée et la sécurité de la grève. On apprendra à mieux nager quand on aura repris des forces.
Mon salaire a grimpé, mais comme j’habite le même petit 4 et demi loin du centre-ville, je conduis un vieux char poqué, je fais mon épicerie en fonction des spéciaux et je paye des intérêts comme si l'argent existait pour vrai, je n’ai pas l’impression que ma vie a changé.
Gagner un revenu viable, ça change pas le monde, sauf que CRISSE OUI.
Je passe zéro heure par mois à réfléchir à comment payer mon loyer, mon hydro, la garderie. Je suis capable de voir plus loin que la prochaine paye, d’avoir une vie sociale, d’absorber quelques mauvaises décisions et d’investir dans les bonnes. Je ne cherche plus 28 façons différentes de justifier à mon fils pourquoi on ne peut pas faire telle activité sans lui parler sans cesse d’argent et on va se le dire : je suis vraiment plus patiente, présente et heureuse comme mère.
Au final, je travaille beaucoup moins fort.
Quand on parle de faire son épicerie avec 75$, du salaire minimum qui ne doit pas brusquer le marché ou du bien-être social qui n’incite pas à l’emploi, on parle de combien les pauvres dépensent, mais jamais de ce que ça leur coûte. Ça leur coûte leur santé mentale et physique, leur espoir, leur patience, leur capacité à rêver et à participer à bâtir la société. Ça les tue à petits feux.
Et j’ai hâte que les 60% de Québécois.e.s qui ont comme moi le luxe de ne pas y penser chaque jour votent en conséquence.